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Harold Leckat : quand le droit des affaires bascule dans le pénal, un test pour l’État de droit gabonais

« La pénalisation du droit des affaires est un signe de régression économique et de fragilité démocratique. » Cette maxime, tirée de l’ouvrage Droit pénal des affaires et démocratie du professeur François Féral, résonne avec une acuité particulière dans l’affaire qui oppose aujourd’hui le journaliste Harold Leckat à la justice gabonaise. Son incarcération pour « détournement de deniers publics » à la suite d’un contrat commercial avec la Caisse des Dépôts et Consignations (CDC) soulève une question fondamentale : assiste-t-on à la juste poursuite d’une infraction ou à une inquiétante criminalisation des relations commerciales ?
 
Le dossier qui brouille les frontières
 
Harold Leckat, directeur de publication de Gabon Media Time, a été arrêté le 15 octobre et écroué le 20 octobre dernier. Les faits reprochés concernent un contrat de communication signé en 2020 entre sa société et la CDC, un différend qui, jusqu’alors, relevait du domaine commercial. Le placement sous mandat de dépôt du journaliste a provoqué un tollé parmi les organisations de presse et de défense des droits. Le collectif des organisations de presse (Syprocom, Plateforme des Médias Indépendants, RSF, UPF-Gabon) dénonce une « cabale politico-judiciaire », tandis que SOS Prisonniers y voit une dérive « contraire à l’État de droit ».
 
Ce que la loi dit : la prison, une exception réservée à l’infraction pénale prouvée
 
En droit gabonais, et conformément aux standards de l’espace OHADA, un conflit contractuel entre deux sociétés ne mène pas à la prison. Le tribunal de commerce est l’arbitre naturel de ces litiges, qui se règlent par des dommages et intérêts ou la résiliation du contrat.
 
Le juge pénal n’intervient que pour réprimer des infractions clairement définies par la loi, telles que,l’escroquerie (Art. 469 du Code pénal) : obtenir un bien par la tromperie,l’abus de confiance (Art. 307) : détourner des fonds qui ont été remis à charge d’un usage déterminé, ou encore le détournement de deniers publics (Art. 249) : réservé aux agents publics manipulant des fonds de l’État.
 
Selon les spécialistes du droit, pour que l’infraction existe, trois éléments doivent être réunis : un texte d’incrimination, un fait matériel et une intention frauduleuse. Sans cette dernière, caractérisée par des manœuvres dolosives, l’affaire reste du ressort du civil ou du commercial. La détention préventive, quant à elle, doit rester une mesure exceptionnelle.
 
L’affaire Leckat : un différend commercial requalifié en crime ?
 
Appliquée au cas d’Harold Leckat, la qualification pénale interroge. Le contrat avec la CDC a été exécuté et  même renouvelé jusqu’en 2023. Plusieurs juristes, dont le Dr Ali Akbar Onanga Y’Obegue, soulignent que M. Leckat n’était ni ordonnateur ni comptable public, ce qui rend la qualification de « détournement de deniers publics » juridiquement fragile.
 
Quant à l’éventuelle absence de mise en concurrence, elle relève davantage du droit de la commande publique (entraînant l’annulation du contrat ou des pénalités) que d’une incrimination pénale, sauf à prouver des manœuvres frauduleuses spécifiques. Pour l’heure, l’instruction n’a pas rendu publiques de preuves démontrant une intention de nuire ou une tromperie caractérisée.
 
Un précédent dangereux pour l’économie et la presse
 
L’utilisation du droit pénal pour trancher ce qui semble être un litige contractuel crée un précédent inquiétant. Cette dérive présente un double risque : elle instille un climat de défiance et de peur chez les entrepreneurs, qui pourraient hésiter à contracter avec l’État ou des entités publiques, de crainte de poursuites criminelles. Le ciblage d’un directeur de publication dans une affaire de cette nature fait planer le soupçon d’une intimidation des voix critiques.
 
La crédibilité de l’État de droit gabonais est en jeu. La réponse judiciaire à la demande de mise en liberté provisoire d’Harold Leckat, qui présente des garanties de représentation, sera un indicateur clair. Le Gabon saura-t-il privilégier la rigueur et la spécialité du droit, ou laissera-t-il la tentation du pénal s’immiscer dans le pré-carré du juge commercial ? L’issue de cette affaire est attendue au-delà du seul dossier Leckat.

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